Programmation 22-23

La programmation ci-dessous est présentée par Marilou Duponchel.

Marilou Duponchel est critique de cinéma aux Inrockuptibles et chez Trois Couleurs. Elle est également l’auteur de l’introduction du livre sur Laurent Cantet intitulé Le sens du collectif. Elle intègre en 2022, après une année passée au court métrage, le comité long métrage de la Semaine de la critique.

La dame du vendredi

d'Howard Hawks - Etats-Unis - 1947 - 1h32 - noir & blanc - avec Cary Grant, Rosalind Russel et Ralph Bellamy

Difficile de saisir le cinéma d’Howard Hawks d’une seule main tant sa filmographie est d’un éclectisme rare. Du film de guerre au film noir, du western à la comédie, de la science-fiction au musical... Le cinéaste américain aura arpenté les genres avec une aisance inouïe, capable de réaliser l’un des plus mythiques film de gangster, Scarface (1932) dont Brian De Palma signera le célèbre remake avec Al Pacino, et L’impossible monsieur bébé (1938), merveille de screwball comedy, sous-genre hollywoodien intronisé en 1934 par Frank Capra (New York – Miami). Véritable révolution dans l’art de la comédie romantique, déplacée ici sur un terrain burlesque, la screwball comedy conjugue – souvent – une étude de moeurs et une intrigue amoureuse dont la particularité réside dans le fait que les amoureux se sont déjà aimés avant. Le philosophe américain Stanley Cavell parlait de « comédie de remariage » et avait trouvé dans le titre de son ouvrage, À la recherche du bonheur : Hollywood et la comédie du remariage (1981), l’une des possibles quêtes de ses personnages aussi intrépides qu’intransigeants. La dame du vendredi est à ce titre l’un des films les plus emblématiques du genre. Il est une perfection de mise en

scène, de découpage, « une évidence », pour reprendre le terme employé par Jacques Rivette dans son célèbre texte des Cahiers du cinéma. Cette évidence chez Hawks passe par l’action, moteur premier de toute détermination, et notamment psychologique. Les personnages « hawskiens » sont des marathoniens dont l’existence se prouve dans le mouvement plutôt circonscrit en des lieux restreints où cohabitent « la loi de la gravitation universelle et le sentiment profond de la gravité de l’existence ». Avec La dame du vendredi, Hawks fait à nouveau preuve de ses talents de dialoguiste avec ses mots ambivalents que ses personnages « électriques » dégoupillent à la cadence d’une mitraillette. Il y reprend la pièce de Ben Hecht, The Front Page (1928) qui connaîtra d’autres adaptations dont une signée Billy Wilder et troque le personnage principal pour une héroïne (Rosalind Russell), soit une brillante journaliste prête à quitter son métier et son ex-mari d’employeur (Cary Grant) pour une vie de famille rangée. En redistribuant ainsi les cartes de son casting, Hawks met, une fois de plus, au coeur de son film la relation tumultueuse entre homme et femme qui jouent au chat et à la souris et s’apprivoisent comme deux anciens amants mais aussi amis. Il y a quelque chose du compagnonnage, et une forme de fraternité qu’Hawks a souvent filmée entre les hommes, dans ce duo chamailleur à la charge érotique folle. Revoir les films de Hawks, c’est toujours en mesurer le caractère intemporel, la modernité manifeste, c’est y découvrir de nouvelles pistes de lecture – Rivette, encore lui, y voyait des films sur l’amour entre hommes perturbé par une femme. Jamais ailleurs que dans la screwball comedy, les personnages féminins n’auront d’ailleurs existé si fortement, au-delà des dictats que le cinéma leur infligera par la suite. La dame du vendredi, par-delà une critique acerbe des médias, raconte aussi cela, l’assignation au genre d’une femme qui, parce que vivant comme un homme, sera menacée d’être ramenée sur « le droit chemin ». Mais ce serait mal connaître les personnages de Hawks, jusqu’au-boutistes, que de croire à cette défaite. Il suffit de (re)voir l’ouverture du film, qui est une ouverture de porte, pour en être sûr : Rosalind Russell traverse les couloirs de sa rédaction. C’est évident. Chez Hawks « ce qui est, est ».

Raging Bull de Martin Scorsese

Etats-Unis - 1981 - 2h10 - couleur, noir & blanc avec Robert De Niro, Cathy Moriarty, Joe Pesci et Franck Vincent

deux boxeurs face à face sur le ring

New York, 1964. « Je me souviens de chaque chute, chaque crochet, chaque coup ». Jake LaMotta c’est Robert De Niro, gueule cassée de l’ancien boxeur qui a tout connu : la grandeur et la décadence. Jake a maintenant raccroché et nous le rencontrons dans une loge de théâtre. « Je préfère être acclamé quand c’est Shakespeare que vous m’entendez réciter.» dit-il. Mais à qui ? À des journalistes curieux de sa reconversion ? À nous, spectateurs·trices ? Ou bien à lui-même ? En un raccord, Martin Scorsese nous catapulte en 1941, éclipsant les traits bouffis de Jake pour révéler son visage perlant de sueur tandis que sa voix confesse « that’s entertainment ! ». Sur les planches ou au milieu du ring, Jake est un performeur. Pas un hasard si les séquences de combat de Raging Bull sont si brèves, si saccadées. À l’inverse d’autres films de boxe – de Rocky qui ressuscita le genre dans les années 70 à Million Dollar Baby – jouant du suspens d’une supposée victoire, les séquences de combat chez Scorsese sont

comme vidées de leur substance. Elles apparaissent comme des rêves ou cauchemars éveillés, que la lumière tranchante et elliptique des flashs des photographes découpe en une succession de plans : cibler les corps des sportifs, ces corps martyrisés qui, chez Scorsese, revêtent, forcément, quelque chose de christique. Ces scènes, nimbées d’une sorte d’irréalité (renforcée par le noir et blanc) mêlée à la précision d’une caméra immersive, sont comme des expérimentations et racontent quelque chose de la frénésie d’une « société du spectacle ». Raging Bull est un film qui se regarde en arrière : c’est l’histoire d’un loser qui nous invite à contempler le triste spectacle de sa vie ; à le regarder sans l’hédonisme d’un Henry Van Cleve, séducteur invétéré du Ciel peut attendre (1943) d’Ernst Lubitsch qui, arrivé aux portes de l’enfer, se remémorait les moments de sa merveilleuse existence. Jake LaMotta n’a pas cette flamboyance, c’est un ours mal léché ne sachant rien faire d’autre qu’utiliser ses poings. Si tout ce qui concerne l’entrainement physique lié à la boxe est quasiment éclipsé ici (le film a d’ailleurs été porté au départ par De Niro face à un Scorsese peu intéressé par ce sport), c’est que le coeur battant de Raging Bull est au-delà. Jake n’est
pas très loin des personnages torturés qui ont forgé le mythe De Niro : de l’ultra-violent Travis de Taxi Driver (1976) en passant par le vétéran du Voyage au bout de l’enfer (1978) de Michael Cimino. Personnage hanté, Jake l’est par la simple pensée que sa femme Vickie LaMotta (Cathy Moriarty), beauté incandescente, puisse le tromper. « You fuck my wife ?! » est évidemment la ritournelle, depuis parodiée jusqu’à l’ironie, de Raging Bull. Mais on aurait tort de la prendre à la légère. Elle formalise la folie d’un homme et d’une masculinité malade éprise d’une virilité assommante qui enferme celui qui la porte – comme un lion dans sa cage, un boxeur sur le ring. Ne nous y trompons pas : Raging Bull, comme Les affranchis (1990) ou Casino (1995), n’est pas une ode à ceux qui montrent les dents et gonflent le torse. C’est le constat amer d’une vie saccagée et la trajectoire pour s’en libérer. Ainsi, Raging Bull s’achève-t-il sur ce par quoi il avait commencé : Jake, dans les coulisses. Face à son miroir il se regarde enfin et répète « I’m the boss ! » – comme avant lui Travis dans Taxi Driver et son « You talking to me ?! ». Puis, carton noir et ces quelques lignes issues du Nouveau Testament : « Je sais que j’étais aveugle et que maintenant je vois. »

Femmes au bord de la crise de nerfs

de Pedro Almodovar - Espagne - 1989 - 1h40 - couleur - avec Carmen Maura, Antonio Banderas, Rossy de Palma, Maria Barranco et Julieta Serrano 

« Le mambo, c’est ce qui va le mieux avec cette déco » lance le chauffeur de taxi engagé dans une course commandée par Pepa (Carmen Maura) pour suivre la femme de son amant (Julieta Serrano). Son taxi est aussi « décalé » (couleur, alcool et fantaisies) que la banane peroxydée qui lui sert de cheveux. Dans cette petite boîte de nuit ambulante, dans cette phrase apparemment anodine, c’est la musique du cinéma de Pedro Almodóvar qui résonne, celle d’un chaos – organisé – qui fut aussi au début des années 80 le cri de ralliement de la Movida. Femmes au bord de la crise de nerfs, neuf ans après la naissance de ce mouvement culturel, ne raconte que ça : le « pétage de câble généralisé » et la nécessité de liberté pour plusieurs femmes et un homme (Antonio Banderas) regroupés dans l’appartement de Pepa, que le cinéaste espagnol filme comme une maison de poupée ou bien comme la scène à ciel ouvert d’un vaudeville prêt à exploser (un esprit proche de The Party 1). Le chaos, indissociable du cinéma de Pedro Almodóvar, prend ici des airs d’arche de Noé : 

une évocation biblique comme une manière pour lui de refonder la société en reprenant ce mythe. Après l’agitation des premiers films, il se fait harmonie : les motifs kitsch et les couleurs épousent les états agités des personnages et c’est comme s’ils rééquilibraient les choses du monde. Adapté librement de La voix humaine la pièce de Jean Cocteau (1929), oeuvre déjà citée dans son film La loi du désir (1987), ce septième long métrage marque le premier grand succès public et critique d’Almodóvar, comme s’il y avait définitivement trouvé son style, glissé légèrement de l’underground vers un cinéma auteuriste et populaire. Avec Femmes au bord... Almodóvar conserve intacts sa verve, son esprit de gosse joyeux et turbulent et sa modernité biberonnée au pop art de Warhol et à tout un héritage du cinéma américain de Donen, Wilder, Hitchcock au fétichisme kitsch d’un John Waters). Il y fait preuve à nouveau de son art du portrait choral, manifeste dès son premier long métrage, le brulot punk Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier (1980), dans une intrigue farfelue où se mêlent jeux de tromperies et menace d’un attentat terroriste chiite. Un art du portrait qu’Almodóvar n’aura eu de cesse de conjuguer au féminin pour en devenir l’une des figures les plus douées de son époque. Le générique de Femmes au bord... s’ouvre d’ailleurs sur des images de femmes, ou plutôt de bouts de femmes morcelées (jambes, mains, yeux…) tirés de magazines, comme ces photos que les adolescents collent sur les murs de leurs chambres. Si Almodóvar les découpe ainsi ce n’est pas pour les tuer comme le ferait un Alfred Hitchcock, mais bien pour célébrer chaque parcelle de leur peau – là encore il s’agit de fabriquer ses mythes, de célébrer ses propres icônes. Femmes au bord... se lit alors comme l’histoire du passage d’un état de papier, d’un état mort (la première fois que nous voyons Carmen Maura, elle est allongée sur son canapé, inerte, le visage recouvert par ses cheveux) de ces femmes longtemps faites objets (par le cinéma, la publicité…) à un triomphal retour à la vie. Comme si Pepa, actrice de seconde zone et de doublage, meurtrie par un douloureux chagrin d’amour et l’attente insupportable d’une réponse, trouvait enfin sa propre voix dans un monde sans hommes.

Y'aura-t-il de la neige à Noël ?

De Sandrine Veysset - France - 1996 - 1h30 ) couleur - avec Daniel Duval et Dominique Reymond

On sait depuis La vie est belle (1946) de Frank Capra que la période de Noël est propice aux miracles. Y’aura-t-il de la neige à Noël ? en est un, c’est un miracle de cinéma, une merveille. Quand il débarque sur les écrans en 1996, Sandrine Veysset sort, pour ainsi dire, de nulle part. Elle n’a pas fait d’école de cinéma, n’a réalisé aucun film. Humbert Balsan, producteur aventureux, se laisse convaincre par la pugnacité de la jeune femme et par l’envergure de son projet : filmer sur plusieurs saisons une famille nombreuse à la campagne. Sandrine Veysset décroche le prestigieux prix Louis Delluc et se retrouve, en 1996, désignée comme l’une des nouvelles têtes d’un jeune cinéma français alors en pleine ébullition. Y’aurat-il de la neige à Noël ? fait donc le récit d’un miracle, comme ceux qui se produisent dans les contes. C’est d’ailleurs sur les notes d’un « promenons-nous dans les bois » que s’ouvre le film dans une très belle séquence où les enfants jouent à cache-cache dans du foin. 

La caméra alerte et taquine semble vouloir croquer leurs mollets tandis que la musique légèrement désaccordée finit par rendre cette partie joyeuse, inquiétante. Les enfants de cette fratrie sont sept comme les sept nains ou pareils à ces enfants des contes de Grimm. Le père (Daniel Duval), lui, fait irruption à plusieurs reprises dans les plans du film, à bord de son gros camion rouge. Il a le regard noir et bientôt des airs de grand méchant loup. Au milieu d’eux, dans cette vétuste maison quelque part dans le Sud de la France, une femme (Dominique Raymond) travaille dur pour élever seule ses « p’tits », ses « cailloux » comme elle les appelle, qui lui prêtent main forte dans les champs. On comprend alors que le père en question a une autre vie de famille ailleurs tandis que celle-ci est cachée. Y’aura-t-il de la neige à Noël ? est un film âpre dans ce qu’il raconte : la pauvreté, la dureté du travail, le froid, la menace violente du père, jusqu’à l’inceste. Mais il n’est jamais misérabiliste et offre au contraire à ces vies un écrin sublime : ces plans en pleine nature où la mère et les enfants ramassent les tomates, lavent les radis... Comme si la beauté des images, leur caractère organique – on sentirait presque le soleil nous toucher la peau et le vent nous effleurer le visage – était une résistance, une manière de rendre tangible la complexité du monde, ses nuances, capable d’accueillir dans le même plan, de la beauté et de la noirceur, de l’amour – car c’est aussi l’histoire d’un couple qui s’est follement aimé – et du dégoût. On pense alors au Bonheur (1965) d’Agnès Varda, film au titre trompeur et aux couleurs chatoyantes derrière lesquelles pourtant se produira le pire et à La maison des bois (1971) de Maurice Pialat, à cette façon de faire exister, malgré la guerre autour, le bonheur de l’enfance et son enchantement. Veysset, elle, dira qu’elle n’avait pensé à aucun film avant de faire le sien et donnera comme indice à sa chef opératrice Hélène Louvart des photos de son enfance, dont est inspiré le film. La cinéaste transfigure cette note autobiographique par la lumière et les couleurs (des t-shirts que l’on porte aux fruits que l’on cueille), véritable fil narratif de son récit. Y’aura-t-il de la neige à Noël ? commence dans la pleine lumière de l’été puis, au grès des saisons, se délave, devient gris, avant de renaître dans l’éclatante blancheur de la neige.

Proxima

D'Alice Winocour - France - 2019 - 1h47 - couleur, film soutenu par la Région Ile-de-France avec Eva Green, Matt Dillon, Zélie Boulant-Lemesle et Thomas Pesquet. Le film est disponible en version AD et SME

Proxima est un film terrien, un film d’espace sans galaxies, ni extraterrestres, un film d’humains. Il s’ouvre sur les mots échangés entre une mère (Eva Green) et sa fille (Zélie Boulant-Lemesle), alors que l’image, elle, reste noire. Dans le plan suivant, Sarah, astronaute, est en plein entrainement, son corps mis à rude épreuve. Quelques minutes plus tard, c’est dans sa salle de bain – amniotique – aux côtés de Stella, huit ans, qu’elle nous est présentée. En quelques minutes seulement, et par un très subtil montage, les enjeux de Proxima nous sont dévoilés. Proxima est d’abord le récit d’une cohabitation : cohabitation entre l’extraordinaire d’un métier et la quotidienneté d’une vie de mère, c’est aussi la cohabitation d’une femme avec un milieu scientifique majoritairement masculin. Sarah s’apprête à quitter la terre mais surtout à quitter Stella.

En resserrant ainsi les enjeux de son film sur cette séparation à venir, c’est comme si Alice Winocour renversait les attentes du film dit d’espace, préférant à la virtuosité démesurée du Kubrick de 2001, l’Odyssée de l’espace (1968), la mesure d’un lien tangible entre mère et fille. Il n’y a d’ailleurs qu’un seul plan dans Proxima qui nous fait entrevoir le cosmos, c’est une vue de la terre depuis la lune recomposée dans un décor factice que Stella arpente, égarée dans les coulisses d’une agence spatiale. Tout le vertige de Proxima est contenu dans les affects, toute l’immensité de l’univers dans le regard bleu d’une petite fille au nom d’étoile. Arpenter la galaxie et ses possibles scientifiques et technologiques semble ainsi bien vain face au chagrin de la perte – « tu savais que ta maman allait partir un jour » dira la psychologue à Stella dans des mots qui sonnent à double sens. C’est aussi à cette quête que s’attelait un an plus tôt Damien Chazelle dans First Man (2018), le biopic sur Neil Amstrong, où il y filme longuement l’insondable tristesse du regard bleu de Ryan Gosling. À l’exploration des astres, Winocour préfère l’exploration des sentiments et achève son film par un plan on ne peut plus symbolique : Stella regardant des chevaux au galop dans une plaine déserte. Ces mêmes animaux dont Eadweard Muybridge enregistrera le mouvement à la veille du 19ème siècle dans ce qui sera considéré comme un des objets pionniers de l’invention du cinématographe. Proxima est bel et bien un film sur l’origine et le mouvement du monde.