Programmation de l'édition 25-26

La programmation ci-dessous est présentée par Raphaël Nieuwjaer.

Fondateur de la revue Débordements, Raphaël Nieuwjaer est critique de cinéma (Cahiers du cinéma, Images documentaires, AOC). Il enseigne dans différentes universités et intervient régulièrement auprès des professeurs et des élèves dans le cadre de Lycéens et apprentis au cinéma. Il a co-dirigé le livre collectif Richard Linklater, cinéaste du moment (Post-éditions, 2019).

LA NUIT DES FEMMES · Kinuyo Tanaka

Japon - 1961 - 1h33 - Noir et blanc 

Avec Chisako Hara, Chikage Awashima, Akemi Kita, Yōsuke Natsuki

© 1961 TOHO CO., LTD. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

© 1961 TOHO CO., LTD. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

Considérée comme l’une des plus grandes actrices japonaises, Kinuyo Tanaka a tourné avec Kenji Mizoguchi, Yasujirō Ozu ou Mikio Naruse. Elle s’est aussi avérée une cinéaste inspirée, autrice de six films consacrés à des personnages féminins aux prises avec les conventions sociales. Longtemps négligée, cette œuvre a été récemment redécouverte.

En guise de prologue, quelques titres de journaux et des plans qui pourraient provenir d’un reportage télévisé. Entrée en vigueur d’une loi anti-prostitution, mise en place de centres de réinsertion. L’efficacité de cette entame n’a d’égale que le soin avec lequel la cinéaste va par la suite accompagner une trajectoire à la fois singulière et exemplaire. Cristallisant cette problématique de la réinsertion, le personnage de Kuniko (Chisako Hara) va faire apparaître les contradictions de la société nippone. Malgré sa bonne volonté, elle se retrouve en effet constamment ramenée à son passé et au stigmate de ses relations tarifées. Mais irréductible à un cas social, la jeune femme impose sa présence ambiguë, mélange de soumission et de fougue, de malice et de tendresse. Le jeu de Chisako Hara, alors novice, impressionne par ses modulations et ses ruptures, rappelant la modernité de Harriet Andersson dans Monika (Ingmar Bergman, 1953).

Autour de sa protagoniste, Tanaka fait vivre une diversité de figures féminines – de la stricte mais compatissante directrice du centre (Chikage Awashima) aux travailleuses du sexe les plus échevelées. Cette polyphonie participe d’un désir de justesse, qui s’est manifesté dès l’écriture du scénario par un travail d’enquête mené par la réalisatrice et la scénariste Sumie Tanaka. Le film fait d’ailleurs entendre leurs divergences vis-à-vis de la prostitution, notamment lors d’un échange houleux entre Kuniko et la directrice, Mme Nogami. C’est toute l’honnêteté de La Nuit des femmes que de ne pas prétendre résoudre une telle question sociale, d’ailleurs toujours d'actualité, mais d'en déployer par la fiction la profonde complexité. Il faut par ailleurs insister sur la sobre intelligence de la mise en scène, habile à dépeindre dans un même cadre, mouvements de groupe et élans individuels, ainsi qu’à laisser éclater la violence dans des scènes fortement contrastées, comme déchirées de l’intérieur par l’obscurité et la lumière.

Concurrencé par la télévision et contesté par une nouvelle génération de cinéastes, le système des studios japonais touche au début des années 1960 à la fin de son âge d’or. L’actualité de son sujet et le réalisme de sa mise en scène ne doivent pas tromper : La Nuit des femmes a pleinement bénéficié du mode de fabrication mis en place au sein de la puissante société Tōhō. Tourné pour une large part dans des décors artificiels, le film témoigne du savoir-faire de professionnels aguerris – capables notamment de sculpter avec autant de subtilité la lumière naturelle que les éclairages contrastés. Que Kinuyo Tanaka soit la première femme à avoir pu construire au Japon, entre 1953 et 1962, une œuvre de fiction, n’en fait pas une marginale. C’est depuis le centre de l’industrie qu’elle dresse le portrait toujours nuancé de ses héroïnes.

LES DEMOISELLES DE ROCHEFORT · Jacques Demy

France - 1967 - 2h05 - Couleur

Avec Catherine Deneuve, Françoise Dorléac, Gene Kelly, Jacques Perrin, Danielle Darrieux, Michel Piccoli

 

Rochefort ? Les Demoiselles ! Automatique, l’association indique à quel point Jacques Demy est parvenu à faire de cette ville de garnison construite sous Louis XIV un pur lieu de cinéma. Des forains et des sœurs jumelles s’y rencontrent, parmi un ballet de piétons songeant à l’amour.

Étonnant cortège, que celui s’avançant vers le transbordeur qui mène à Rochefort. Motards vêtus de blanc, cavaliers trottant guitare en bandoulière, camionneurs convoyant des bateaux, tous glissent bientôt au-dessus de la Charente. Comme par magie, leurs étirements se muent en pas de danse. Si le pont n’a pas été repeint en rose, comme le souhaitait le cinéaste, l’évidence d’un glissement vers un univers autre, ni tout à fait réel, ni tout à fait imaginaire, est pourtant là. Accord des tenues et des façades repeintes pour l’occasion. Chorégraphie spontanée des visiteurs et des badauds. Entente joyeuse de l’équipe et de la population, qui vécut le tournage comme une fête. Dans Les Demoiselles ont eu 25 ans d’Agnès Varda, un intervenant confiera qu’il n’est plus possible d’habiter Rochefort sans en quelque sorte habiter le film de Demy. Celui-ci emprunte au sous-genre du back- stage musical qui, des coulisses à la scène, s’attache à accompagner la fabrication d’un spectacle. En ville, tout le monde ou presque a partie liée avec l’art. Sans compter, bien sûr, que le moindre passant peut se transformer en ballerin. La comédie musicale, ou la re-création du monde. « Braque, Picasso, Klee, Miró, Matisse... c’est la vie ! », s’exclame Maxence (Jacques Perrin), esthète et conscrit. Par-delà le chapelet de grands noms, l’essentiel est pour Demy d’assurer la con- tinuité de l’art et de la vie. Le chant module la parole, la danse prolonge la marche, la rime charme le mot. Du moindre geste, de la moindre circonstance peut jaillir la beauté. Et le portrait de Delphine (Catherine Deneuve), jumelle de Sol- ange (Françoise Dorléac), le suggère : les per- sonnages mêmes sont comme des œuvres vivantes. Jamais le cinéaste n’aura été aussi proche de la comédie musicale hollywoodi- enne, de son incroyable fantaisie et légèreté (« Du plomb dans la cervelle, de la fantaisie à gogo », clament les sœurs).

Tout n’est pas rose, pourtant. Le 16 juillet 1964, Jacques Demy note dans son journal : « Un film léger parlant de choses graves vaut mieux qu’un film grave parlant de choses légères. » C’est son élégance, sa pudeur. Dès la première scène, les forains croisent un régiment marchant au pas. Le spectre de la guerre, encore et toujours – l’Algérie dans Les Parapluies de Cherbourg (1964), le Viet- nam dans Model Shop (1969). Mais l’amour non plus n’est pas toujours gai. Le « Demy- monde » est une bulle et un labyrinthe. Si chaque danse est un élan vers l’autre, chaque chanson un appel, il arrive que l’on se rate. Le cinéaste maintient l’idée d’une entente à distance, d’un accord secret, d’une prédes- tination. Les thèmes musicaux ne sont pas individuels, mais communs à deux person- nages, couple en puissance malgré les ruses de la vi(ll)e. Retrouver l’unité, voilà le credo de Demy.

© HÉLÈNE JEANBRAU

MAD MAX : FURY ROAD · Georges Miller

Australie, États-Unis - 2015 - 2h - Couleur

Avec Tom Hardy, Charlize Theron, Nicholas Hoult, Hugh Keays-Byrne

Courtesy of Warner Bros. Pictures
Courtesy of Warner Bros. Pictures
Courtesy of Warner Bros. Pictures

© COURTESY OF WARNER BROS. PICTURES

Trente ans après Mad Max : Au-delà du Dôme du tonnerre, le troisième opus de la saga créée par George Miller et Byron Kennedy, Fury Road fait de nouveau rugir les moteurs. Le film d’anticipation fauché est devenu une superproduction, alors que sa parabole écologique semble plus juste que jamais.

Réduisant son récit au minimum, Mad Max : Fury Road remonte à la source des premières émotions – joie et terreur mêlées – nées de l’expérience cinématographique : le mouvement, la vitesse, l’exploration. À l’instar de Max Rockatansky (Tom Hardy), accroché à un bolide comme une figure de proue, le spectateur jeté à toute allure sur les pistes d’un désert sans fin aura certainement l’impression d’avoir les yeux et la bouche pleins de poussière. C’est que le film se conçoit d’abord comme projectile. Non seulement parce qu’il raconte une course-poursuite, mais parce que sa mise en scène vise à transformer la surface de l’écran en un volume constamment sillonné, traversé, transpercé. Les moyens sont multiples : caméra embarquée parmi la horde des véhicules, micro-accélérations de l’image, vues aériennes épousant les trajectoires des poursuivis et des poursuivants, cadres saturés de matières (débris, corps, fumée, flamme, sable) au point que ceux-ci évoquent un pare-brise couvert d’im- pacts.

Le plaisir que procure Fury Road tient avant tout à cette recherche effrénée de la sensation, cette générosité dans le spectacle. Le guitariste devant son mur d’amplis, les guerriers oscillant au bout d’immenses perches ou les voitures cracheuses de feu l’indiquent assez : ce monde post-apocalyptique a (aussi) des airs de cirque. Goût de la performance, de la cascade, du costume. À cet égard, il faut dire que George Miller in- vente, à l’exception d’un peuple édenté et crasseux qui relève du pur cliché, une multitude de figures stupéfiantes. Le cinéaste brille dans le détail : le masque aux dents de lapin d’Immortan Joe (Hugh Keays-Byrne), le front noirci de graisse de Furiosa (Charlize Theron), les cartes inscrites à même la peau des War Boys, sans parler des innombrables créations langagières. Si Fury Road accompagne la trajectoire morale de certains personnages (dans ce film peu bavard, quelques grands mots sont prononcés, comme « rédemption »), il s’épuise dès lors que le méchant – et avec lui le grotesque – disparaît. Le carnaval fini, il n’y a plus qu’à rentrer à la maison. Car cet opus, comme la saga Mad Max dans son ensemble, n’est pas avare en paradoxes. Le plus important est qu’il ne dessine sa fable écologique qu’en creux, préférant à la patience de la botanique la fureur des chevauchées mécanisées. L’utopie est un souvenir ou un horizon. Sur cette terre écorchée, la politique n’est plus qu’affaire de culte de la personnalité et de contrôle des fluides (eau, sang, lait, pétrole). L’univers de Fury Road, c’est le XXème siècle qui préfère brûler l’avenir que de s’achever – idée géniale que d’avoir fait d’un volant de voiture une véritable idole, devant laquelle on prie. Dans le bruit et la fureur, Miller plante toute de même quelques graines.

90's · Jonah Hill

États-Unis - 2018 - 1h25 - Couleur

Avec Sunny Suljic, Katherine Waterston, Lucas Hedges, Na-kel Smith, Olan Prenatt, Gio Galicia, Ryder McLaughlin

Jonah Hill a marqué de sa présence les comédies produites et/ou réalisées par Judd Apatow au début des années 2000 – dont la formidable SuperGrave. Son premier film en tant que scénariste et réalisateur prolonge, avec âpreté
et tendresse, une réflexion sur les amitiés masculines.

Que reste-t-il d’une époque à peine passée, et qui pourtant semble déjà lointaine ? Des détails et une atmosphère. Des années 1990, la chambre d’Ian (Lucas Hedges) pourrait être le musée ou le temple. Revues, baskets, disques laser, casquettes s’exposent, parfaitement alignés. Lorsque son petit frère Stevie (Sunny Suljic) s’y glisse, c’est avec un mélange d’envie et de piété – ainsi caresse-t-il le logo Air Jordan comme une icône. Loin de se limiter à un tel fétichisme béat, le film en montre aussi la part dérisoire, notamment à travers un masque de Bill Clinton, emblème du pou- voir ramené à un grotesque morceau de latex, presque déjà un déchet. Et puis il y a quelque chose de plus impalpable. L’époque, c’est aussi une lumière – en l’occurrence grisâtre – et des couleurs – désaturées. Jonah Hill ne verse pas dans le mythe de Los Angeles. Peu de palmiers, aucun glamour : la ville se donne comme une coulée de macadam et de béton, alternance de parkings et de terrains vagues. C’est dans cet environnement, à cet égard idéal, que Stevie se découvre – en deux temps – une passion pour le skate. Brutalisé par son aîné, frêle au point d’évoquer un oisillon tombé du nid, le garçon est d’abord attiré par la puissance d’un corps collectif. Blagueuse autant qu’agressive, la bande de Ruben (Gio Galicia), Ray (Na-kel Smith), « Fuckshit » (Olan Prenatt) et « Fourth Grade » (Ryder McLaughlin) transforme l’espace public en petit théâtre. Stevie se dit qu’un rôle pourrait l’attendre là. Il rachète la planche de son frère, essaie de la faire bondir. Tombe et retombe. Si le skate lui permet de nouer de nouvelles relations et d’arpenter d’autres territoires, c’est avant tout une épreuve physique. Avant la légèreté de la glisse, la douleur de la chute. 90’s n’est pas loin du chemin de croix, mais les épreuves vont aussi souder la petite communauté, socialement hétéroclite.

L’intelligence du film se loge à cet endroit. D’un côté, il n’évacue rien de la violence qui préside à la construction de l’identité masculine dominante. Même si cela ne relève que de l’apparat, il faut être dur – avec soi-même comme avec ses proches. De l’autre, il ouvre ses personnages à une expérience de la vulnérabilité et de l’empathie. Stevie veut faire ses preuves, se montrer à la hauteur des plus grands, mais comprendra surtout qu’il a le droit de se montrer fragile, enthousiaste, naïf – enfant, encore. Les scènes où les postures se dégonflent et les certitudes s’effritent sont parmi les plus émouvantes. La relation entre Stevie et son frère s’en trouve métamorphosée, mais aussi le fonctionnement de la bande. Fondée sur les compétences techniques, la hiérarchie s’estompe alors pour laisser place aux expressions d’amitié, ainsi qu’à une transmission désintéressée, un don. Adolescent meurtri, Jonah Hill avait trouvé refuge parmi un groupe de skaters. 90’s, ce n’est pas la moindre de ses beautés, tient du contre-don.

© TOBIN YELLAND

ALL WE IMAGINE AS LIGHT · Payal Kapadia

France, Inde, Luxembourg, Pays-Bas - 2024 - 2h03 - Couleur

Avec Kani Kusruti, Divya Prabha, Chhaya Kadam

© RANABIR DAS

Grand prix du Festival de Cannes en 2024, All We Imagine as Light confirme, après Toute une nuit sans savoir, la délicatesse du regard que Payal Kapadia porte sur la vie des femmes indiennes. En suivant trois infirmières d’âges différents, la jeune cinéaste trace une voie dans laquelle le réalisme n’exclut pas le merveilleux.

Avec Lagos et Los Angeles, Mumbai (anciennement Bombay) est l’un des centres de production cinématographique les plus importants au monde. Parmi les quelques 2000 films qui y sont tournés chaque année, rares sont toutefois ceux à se frayer un chemin jusque sur les écrans français. Sans prétendre élucider les multiples facteurs (économiques, culturels, historiques) d’une telle situation, posons ce constat en forme de paradoxe : le premier mérite d’All We Imagine as Light, pour nous spectateurs lointains, est de combler un manque d’images à l’endroit même où celles-ci abondent. Mais il faut tout de suite préciser : ce que montre Payal Kapadia est largement étranger aux grands spectacles, mélodrames chantants ou films d’action, majoritaires à Bollywood. Parce que sa fiction s’ancre dans le quotidien de femmes ordinaires. Et parce que la ville même, saisie par le chef-opérateur Ranabir Das, ne se don- ne pas comme un décor figé mais comme un organisme en métamorphose permanente. 

Marqué par un véritable désir documentaire, le film s’ouvre ainsi par des travellings le long des rues, des étals, tandis qu’en off des anonymes témoignent de leur rapport à Mumbai, ville-monde concentrant énergies et destins, à la fois refuge et ogre. Kapadia nous donne à éprouver cet espace – foules, bruits, textures, lumières, odeurs mêmes – avec une puissance rare dans une fiction. Lorsque Prabha (Kani Kusruti), comme accrochée à la barre d’un manège, glisse le long du paysage urbain, c’est un sentiment mêlé de féérie et d’étrangeté qui s’esquisse. Mumbai accueille autant qu’elle rejette, et All We Imagine... se situe précisément à un point de croisement des flux humains, tiraillé entre l’ici et de multiples ailleurs – villages de naissance, pays lointains où les maris sont partis travailler, provinces que l’on découvre. Manière, là encore, de faire vibrer dans chaque person- nage la complexité d’un contexte social et économique. Prabha, Parvaty (Chhaya Kadam) et Anu (Divya Prabha) sont donc infirmières. La première vit dans l’attente de son mari parti travailler en Allemagne. La deuxième loge illégalement dans un bâtiment sur le point d’être détruit. Et la troisième, plus jeune, connaît son premier amour loin des pressions familiales. Garantissant leur indépendance financière, leur métier les place aussi au con- tact de la fragilité des corps. Dans un moment d’ennui, Anu pose le stéthoscope sur un globe terrestre, un crâne en plastique puis son propre cœur. Prendre soin, se mettre à l’écoute de soi et des autres, comprendre ce qui nous attache et nous entrave, c’est tout l’enjeu. 

Libérateurs sont, à cet égard, les frottements entre générations. Lorsque le film se déplace au bord de la mer, de nouvelles zones d’inti- mité s’ouvrent. Grâce d’une étreinte amoureuse, grâce également d’un adieu. All We Imagine as Light s’approche alors de la beauté des aubes longtemps attendues.